Le Japon et la guerre
L'Empire nippon a atteint son zénith au printemps 1942. Il contrôle une partie de la Chine, l'Asie du Sud-Est, Les Indes néérlandaises ainsi que le Pacifique Centre et Sud. Ce faisant, les dirigeants japonais se sont retrouvés avec cinq adversaires sur les bras: l'Angleterre, les États-Unis, la Chine, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Le Japon devient une grande puissance militaire parce qu'il est loin des grandes puissances militaires... Il ne peut que les frapper que dans leurs possessions – coloniales ou non – sans atteindre leurs centres vitaux. Cette donnée s'applique autant au Japon de 1941 qu'à l'Allemagne nazie, peu importe que les adversaires soient britanniques, américains, chinois, australiens ou néo-zélandais. En théorie, les conquête militaires japonaises permettent non seulement au Mikado de gonfler son ego et son aura auprèes des peuples asiatiques, mais également de faire main basse sur des matières premières indispensables èa la survie économique du Japon. En pratique, ces conquêtes sont trop étendues pour être exploitées èa court terme autant pour l'industrie de guerre que pour la population. La société japonaise commence à subir les effets d'une guerre prolongée innatendue. Elle s'est mobilisée dans un effort de guerre total pour gagner la guerre ou pour au moins forcer l'ennemi à signer une paix honorable. Les Japonais vont, peu à peu, manquer de tout: vivres, pétrole, biens de consommation, matériaux de construction, médicaments et d'espoir; mais elle demeure fortement encastrée dans une mythologie culturelle et nationale qui ne sera finalement cassée que par l'arme nucléaire. C'est avec surprise et retenue que la population japonaise apprend la nouvelle des triples attaques sur Pearl Harbor, Singapour et les Philippines. Celle-ci ne s'attendait pas à ce que leur pays leur promette mer et monde – et encore moins à ce que Tokyo la déclare aux pays occidentaux. Mais au fur et à mesure que les succès militaires s'accumulent, l'opinion publique japonaise semble convaincue du bien-fondé des politiques militaristes de leur gouvernement. Ils acceptent l'inévitabilité de la guerre totale qui doit se solder par une victoire totale. Ragaillardie par cette conjoncture, la population japonaise sait qu'elle peut apporter la même ardeur laborieuse au chantier et en usine que celles de leurs troupes qui se battent outre-mer. En fait, aussi longtemps que les forces japonaises combattent à proximité de leurs bases aéronavales, elles n'ont aucun mal à surclasser leurs adversaires. La revanche alliée ne semble pas être pour demain, car les ennemis du Japon doivent lécher leurs plaies.
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Une prise en charge
Il est très important de savoir que le Japon en guerre ne fait pas l'unanimité dans la population. Une bonne partie de la population éduquée croit que ce conflit est un pari risqué pour un pays isolé géographiquement et sans alliés voisins immédiats. N'empêche, les actualités cinématographiques fortement censurées et les films de propagande entretiennent un esprit d'invincibilité chez les gens ordinaires – comme le témoigne une résidente d'Osaka, mme Nakamoto (ci-contre). Nous savons que l'esprit martial japonais est le fruit d'un conditionement scolaire précoce. C'est de cette manièere que les Japonais apprennent que leur pays est divin, leur armée invincible, leur diplomatie sans failles, et qu'ils font partie d'une culture privilégiée. Les enfants apprennent qu'ils doivent mettre leur corps et leur esprit au service d'in idéal plus grand qu'eux-mêmes – ce qui peut être très utile pour former des élèves en bonne condition physique pour les dirigeants nippons en cas de guerre: l'écolier peut devenir cadet. Cependant, le gouvernement Tojo prend tous les moyens pour préserver cet encadrement
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Écoliers pratiquant l'exercice physique militaire – Et les filles aussi...
En 1942, le gouvernement implante des comités de quartier – les toari guni – dans les grandes villes japonaises. Ces comités ont pour tâche d'appliquer les politiques gouvernementales: placarder des avis, meetings d'intérêt public, exercices simulés de raids aériens, assemblées patriotiques, etc. Ils ont également pour mandat de recevoir les délations de la part de gens qui ont vent d'activités ou d'opinions suspectes aux yeux des autorités. Les toari guni demeurent ainsi le premier instrument coercitif du gouvernement et vont faire plier, presque de bonne grâce, une population qui accepte d'enrégimenter sa pensée et les gestes pour servir l'État. Lorsque les Japonais voient au grand écran les processions funéraires des cendres de militaires tués outre-mer, leur réaction est stoïque: ils acceptent cet état de fait comme un privilège d'avoir engendré et envoyé leur fils au combat. Dans cette culture nationale, rien n'est plus glorieux et de valorisant que de mourir pour l'empereur. Malgré le tournant militaire de Guadalcanal (voir opérations de 1942), les recrues japonaises qui ont terminé leur entraînement militaire acceptent presque machinalement de se prosterner devant le sanctuaire shinto de Yakusuni. C'est à cet endroit en uniforme et enroulé d'un haramaki sensé le protéger des balles que le militaire fait ses obsèques à l'empereur avant de partir outre-mer – tout cela sous les yeux admiratifs de la population féminine locale. Il en est de même dans les gares au moment du réembarquement des permissionnaires. Cependant, certains soldats expriment leurs frustrations devant une mort inévitable qui les attendent (ci-bas).
Le soldat Okada n'a rien à faire d'un haramaki
Les pertes militaires augmentent à partir de 1943 et les soldats blessés qui ont la chance de se faire soigner sont fortement invités à reprendre du service. Bon nombre d'entre eux retournent sur leur navire ou dans leur unité d'infanterie dans le cadre de cérémonies orchestrées pour les actualités cinématographiques où un sort incertain les attend outre-mer…
Premiers chocs
La population japonaise va connaître la réalité de la guerre par le biais d'un événement militaire symbolique: le raid Doolittle sur Tokyo en Avril 1942 (voir opérations 1942). Les 16 tonnes de bombes lâchées sur la capitale japonaise n'ont pas causé de dommages importants (50 immeubles endommagés) mais a ébranlé les dirigeants et provoqué la perte du sentiment d'invincibilité absolu des Japonais. Pour le citoyen ordinaire, le bombardement est une chose qui arrive qu'aux autres: il est choqué de constater que le sol sacré du Japon peut être bombardé par l'ennemi. La presse officielle n'a aucune difficulté à récupérer l'événement et dénoncer le barbarisme des Américains. Par la suite, les citoyens qui habitent le sud du pays apprennent par le biais des pêcheurs locaux que la navigation n'est pas sûre, à cause des submersibles ennemis.
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Les aviateurs du raid Doolittle sont faits prisonniers
Néanmoins, ce raid aérien américain a sur-compliqué et accéléré la planification de l'attaque aéronavale sur Midway, en Juin 1942. Cet échec cuisant sera le premier revers du Japon en guerre, à un point tel que le gouvernement Tojo interdit de publier la nouvelle à la population avant six mois. Les Japonais ne sont pas informés du tournant militaire à Guadalcanal qui marque l'usure des forces nipponnes et le début de leur repli stratégique; pas plus que l'enlisement en Birmanie, et les pertes de navires marchands destinés au Japon. Cependant, lorsque l'opinion publique est informée de la mort de l'amiral Yamamoto via les actualités du grand écran, c'est toute la nation qui est concernée et non seulement ses dirigeants.
Les cendres de Yamamoto quittent le cuirassé Musashi
Dissidences et répression
Le Japon en guerre impose un contrôle total de la vie politique et intellectuelle dans la société nippone. Il n'y a rien de nouveau pour les citoyens, puisque les droits civils au Japon ont été abrogés depuis 1934. En conséquence, les dirigeants n'ont pas intérêt à tout révéler au grand public et, ainsi, encourager la critique. Les Japonais sont ainsi coincés dans un cercle vicieux. Selon l'historien Iénaga, la faiblesse de la démocratie au Japon engendre la guerre qui, à son tour, érode le peu de libertés civiles dont bénéficient les Japonais.
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Le gouvernement Tojo en 1941 – Tract vengeur américain
Dès son arrivée au pouvoir en 1941, le gouvernement Tojo renforce la Loi sur la préservation de la paix de 1928 en autorisant la détention préventive de tous les activistes connus et l'écrouement à perpétuité des prisonniers politiques déjà incarcérés. Cette loi amendée interdit également la liberté de parole dans l'esprit de la "purification de la pensée". Ensuite, elle est complétée par la Loi sur la défense nationale d'Octobre 1941 qui pénalise toute divulgation d'informations confidentielles et de secrets d'État. Pour Tojo, les réunions officielles de ses ministères et les briefings informels deviennent des "secrets d'État". Une clause prévoit de punir sévèrement tous ceux qui diffusent de l'information vers les pays étrangers. Pour museler l'opinion publique, Tojo fait voter la Loi provisoire sur le contrôle de la parole, des publications et des associations, qui oblige l'approbation de toute activité sociale et politique par le pouvoir municipal et régional. Toutes ces-dites lois vont également simplifier les procédures judiciaires au profit de l'État et accroître les mesures arbitraires des policiers à l'égard des dissidents.
La presse
Le lendemain de la déclaration de guerre du Japon à l'Angleterre et aux Etats-Unis, les éditeurs de journaux et de périodiques sont amenés au Bureau d'information du cabinet Tojo pour être informés de la politique de censure du gouvernement. On interdit à ces derniers de publier des articles sur une gamme de sujets dont la liste leur est distribuée. Ainsi, un éditeur peut être pénalisé ou emprisonné s'il écrit "des faussetés" sur les "politiques légitimes du gouvernement", sur la famille impériale, sur les "différences d'opinion entre l'armée et la marine" ou sur les "désaccords entre dirigeants civils et militaires". Tous les commentaires jugés désobligeants envers l'unité nationale en temps de guerre sont interdits. Le ministre de l'Information menace de faire fouetter tout éditeur qui afficherait des sentiments anti-guerre ou encore des "opinions favorables à la paix" qui sont nuisibles au moral de la population. Ainsi, les journaux japonais n'auront pas grand-chose à se mettre sous la dent et deviendront rien d'autre que des relais du gouvernement.
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Il ne doit y avoir que de bonnes nouvelles – Les faits d'armes font le contenu journalistique
Les contrôles journalistiques sont également appliqués aux commentaires éditoriaux et sur le déroulement des opérations militaires. En Juin 1942, les nouvelles ne parviennent que de l'État-major central de Tokyo, et elles concernent presque uniquement les victoires japonaises: Pearl Harbor, Wake, les Philippines, Bornéo, Rangoon et les victoires en mer de Java et devant l'île de Savo. La population connaît presque par cœur les détails de l'attaque des îles Hawaii, la destruction des navires britanniques Prince of Whales et Repulse. Il y a toujours de l'espace dans les journaux pour parler des exploits glorieux des soldats nippons. Cependant, pas un mot sur le revers de Midway ou de la désastreuse campagne à Imphal. Quant aux défaites sérieuses, les éditeurs les présentent par des euphémismes: ainsi, Guadalcanal est décrit comme un "transfert d'effectifs", et la bataille de Leyte comme une "victoire défensive". En 1945, la bombe atomique sur Hiroshima sera désignée comme un "nouveau type de bombe".
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Peu de journalistes japonais osent parler d'atrocités
Inutile de dire que l'opinion publique japonaise n'a jamais entendu parler des excès commis par les forces japonaises en Chine et dans les autres régions occupées. Un seul journaliste a osé parler de la rudesse excessive des soldats nippons dans un village près de Nankin. Tatsuzo Ishikawa décrivait un petit massacre dans un langage coloré où il parlait de "sang qui coulait des poitrines des femmes" et des "sabres vigoureux" d'officiers fanatisés. L'article a été publié en version censurée. Ishikawa a été écroué pour dissuader l'ardeur des autres journalistes.
Livres et manuscrits
La littérature japonaise fait également l'objet d'une surveillance particulière de l'État. Tous les livres portant sur le socialisme ou le marxisme sont interdits. Tojo élargit l'interdiction aux ouvrages écrits par des penseurs libéraux. De ce fait, de nombreux fonctionnaires et écrivains japonais ont été ajoutés sur la liste des auteurs proscrits. Plusieurs juristes libéraux ont été placés sous la surveillance discrète de la Kempétai (la Gestapo japonaise), dont le professeur Yukitoki de l'université de Kyoto, et le juge Tatsukichi de l'université de Tokyo. En 1943, Tojo interdit l'enseignement des lois occidentales dans les universités.
La Kempétai veille au grain
L'interdiction de publier s'applique également aux écrivains de gauche ainsi qu'aux romantiques: entre autres Niwa, Tokuda, et Tanizaki. Leurs écrits ont été interdits sous prétexte qu'il n'y avait pas de place pour une telle littérature dans la conjoncture de guerre. Les censeurs iront jusqu'à interdire la publication de certains classiques du Japon féodal. Quant aux manuscrits, Tojo reprend la politique de censure d'avant-guerre pour filtrer au maximum toute critique sociale. Sept essayistes ont été arrêtés pour "inconduite patriotique": Oka, Tosaka, Hayashi, Mayamoto, Nakano, Hironori et Shigeharu. La police ira jusqu'à arrêter le célèbre Eijiro Kawai dans son bureau du ministère de l'Education; ce dernier est accusé de ne "pas avoir guidé l'opinion publique" dans ses essais sur le fascisme européen.
Les arts
Le gouvernement exige également une conformité exemplaire de la part de tous les artistes, sous peine de perdre leurs contrats et d'être arrêtés. Sur le plan musical, nous savons que l'Accès aux répertoires musicaux internationaux par le biais de la radio et des concerts s'est réduit depuis le milieu des années 30 afin de réduire l'influence occidentale. Là-encore, le gouvernement Tojo reprend cette politique en la poussant à son degré maximal. A partir de l'été 1942, la musique anglo-américaine et occidentale est interdite de diffusion – sauf pour Radio Tokyo. Elle est remplacée par de la musique allemande ainsi que par des marches militaires destinées à maintenir le moral. Le Bureau d'information du cabinet va bannir 1000 compositions musicales et placer 60 compositeurs en résidence surveillée. En Avril 1944, le gouvernement interdit la possession de banjos, ukulélés, guitares électriques et guitares hawaiiennes car elles incarnent la musique étrangère.
Les chorales publiques qui chantaient les airs populaires souvent diffusés à la radio avant les représentations cinématographiques reçoivent l'ordre que de ne jouer que des airs patriotiques. D'autres chorales, comme le Chœur des Filles de Takarazuka sont dissoutes à cause d'un contenu musical jugé "frivole" qui n'a pas sa place dans un pays en guerre. La sculpture et la peinture ne sont pas épargnées. L'Association des peintres occidentaux (ou Nikakai) est dissoute et son responsable arrêté pour "salissage" de l'art. L'Association des artistes libres a été obligée d'enlever le mot "libre" de son appellation. Des sculptures et tableaux ont été enlevés des lieux publics et détruits. Plusieurs théâtres ont également été obligés de changer de nom: Le Petit Théâtre de Tsukiji devient le Théâtre national; le Moulin rouge est renommé Sabukunkan, etc. Pour ne pas être en reste, le gouvernement Tojo créa son propre théâtre étinérant pour monter des pièces patriotiques: le Nippon Ido Gekijo. Le hic étant que sa fréquentation était obligatoire sous peine d'amendes…
Résistances
Le Japon n'a jamais été un bon terreau fertile pour les idées révolutionnaires et encore moins pour la résistance contre l'autorité – à plus forte raison depuis qu'un général occupe le poste de premier ministre. Dès le début de la guerre, les groupes les plus militants – communistes et syndicaux – ont été placés en détention préventive sous la Loi de la prévention de la paix. Les fortes têtes écrouées, il n'y avait aucune chance qu'une résistance active s'organise afin de dénoncer les conditions de vie de la population et de mettre fin à la guerre. Les objecteurs de conscience ne peuvent pas accomplir grand-chose, et l'activité illégale reste à la fois limitée et sporadique. Avant la guerre, les dissidents quelque peu fortunés avaient choisi l'exil vers les Etats-Unis ou l'URSS. Avant la mort de l'amiral Yamamoto, la plupart des dissidents croyaient qu'il valait mieux agir dans le cadre de la loi pour se faire entendre du gouvernement que d'opérer dans la clandestinité. C'est la répression, les défaites militaires et l'affaiblissement du régime qui amènent plusieurs d'entre eux à agir par différents moyens:
• L'objecteur de conscience – condamne le régime en silence.
• Le résistant passif – un désobéissant chronique mais discret.
• Le résistant actif – qui passe de la parole aux actes.
Les passifs
Les Japonais qui s'opposent à la guerre en silence pour préserver leur intégrité sont considérés comme des objecteurs de conscience. C'est le cas de l'écrivain Arahata qui, écoeuré d'écrire des platitudes pour les militaires, choisit de vivre clandestinement à la campagne en exerçant un autre boulot. Ce sera le cas également des écrivains Ishikawa, Hattori et du poète Shoebara qui échappent à la surveillance de la Kempétai; le premier travaille dans une ferme; le second dans une usine de savon; et le troisième comme homme à tout faire dans un entrepôt. Mais ce n'est pas tous les dissidents qui réussissent à disparaître hors de vue des autorités. Parfois, certains sont retrouvés par la Kempétai et fusillés.
Le résistant passif inclut également les académiciens qui refusent de travailler dans leur université ou ministère et qui choisissent eux aussi la clandestinité pour continuer leurs recherches ou l'écriture d'ouvrages interdits. C'est le cas de Nambara, Matsumoto, Ishimoda, Minobe, et les historiens marxisants Sho, Watanabe, et Toma. D'autres résistants de la plume consignent méticuleusement le quotidien dans des carnets intimes, comme les Lettres de Nakae, de Nagai, ou de Mizuno, qui se montrent très critiques du gouvernement Tojo et de sa politique qui conduit, selon eux, le Japon à la ruine.
Les actifs
Ces derniers agissent dans un esprit très courageux et militant, ce qui est remarquable compte tenu de l'organisation de la société japonaise. On retrouve ces actifs dans les mouvements de corvées et de fermiers – entre autres chez les imprimeurs. Bien qu'ils coopèrent avec les autorités pour livrer affiches et journaux dans les délais prescrits, ils protègent leurs propres intérêts en continuant leurs activités syndicales clandestines sous la bannière d'un club de travail. Ils seront responsables de 417 incidents et de 13 coups de main contre les autorités. Les résistants actifs militent également chez les fermiers dont ils canalisent le mécontentement contre les autorités.
Des journalistes recherchés par la police publient leurs manuscrits clandestins du mieux qu'ils peuvent. Contrairement aux objecteurs de conscience et autres passifs, ils ne se contentent pas d'écrire pour écrire, mais diffusent leurs pensées contre les autorités. L'un d'entre eux, le talentueux Kiryu, est surpris par la police dans son bureau clandestin et abattu. Un autre esprit vif, l'éditeur Ubukata, s'affiche ouvertement contre le gouvernement Tojo. Curieusement, certains journalistes dissidents continuent de publier leurs pensées douteuses dans les limites de la légalité. C'est le cas des éditeurs Masaki et Yanaihara qui publient respectivement les magazines Chikaki yori à Tokyo et Kashin à Yokohama. Le style littéraire utilisé par les éditeurs est si habile qu'il révèle les défauts de couture du gouvernement et de ses politiques souvent imbéciles.
Peu avant la bataille d'Okinawa, Masaki va jusqu'à se prononcer contre l'utilisation des kamikazes dans l'édition du 25 Avril 1945 de son Chikaki yori. Mais cette fois, le style est direct: les militaires nous disent qu'il y a rien d'autre à faire que de s'en remettre au pouvoir spirituel japonais. Avez-vous vu à quoi ressemblent les jeunes recrues des unités d'attaque spéciales? C'est ça le pouvoir spirituel du Japon? Est-ce que l'esprit japonais ne sert pas à autre chose que comprimer l'air dans le moteur d'une torpille humaine? L'esprit japonais est utilisé et gaspillé comme substitut de matériel. Est-ce que c'est comme cela qu'il faut traiter un être humain? La protestation publique de Masaki a été l'un des exemple les plus cinglants dirigés contre le gouvernement. Il est remarquable que le magazine Chikaki yori n'ait pas été banni et son éditeur emprisonné. Fort heureusement pour Masaki, Tojo n'est plus au pouvoir et le vieux premier ministre Suzuki a bien d'autres chats à fouetter.
Il y a eu d'autres exemples de résistance active contre l'autorité: ceux qui refusent le service militaire en raison de leurs convictions pacifistes, les hébergeurs de permissionnaires, les fauteurs de trouble en prison, et les soldats qui passent à l'ennemi (!?). On retrouve des anarcho-syndicalistes comme Ishikawa qui encouragent les appelés à ne pas rejoindre les bureaux de conscription. Le nombre mensuel de déserteurs s'accroît entre l'automne 1943 et le printemps 1945: de 500 à 1100, nombre infime, mais qui pose un réel problème aux autorités dans cette culture nationale. Sur les fronts d'outre-mer, des soldats désertent pour se rendre soit aux Australiens ou à l'US Army – soit pour manger ou par rébellion contre l'encadrement moral qu'ils jugent trop rigide, voire vil et faux. Au Japon de 1945 qui flirte avec le défaitisme, de nombreux permissionnaires – avec l'aval de leurs parents – s'arrangent pour ne pas être renvoyés outre-mer, mais plutôt en garnison sur le territoire national, à Sakhaline ou à Okinawa. Ce petit trafic d'influences est toléré dans certaines unités japonaises, mais il s'adresse surtout aux parents fortunés qui ne veulent pas exposer la vie de leur fils au danger – surtout s'ils en ont déjà perdu un autre au combat quelques années plus tôt. Dans certains carnets familiaux, on retrouve souvent des paroles suivantes: je pars pour sauver le pays, disent-ils. Ce qu'ils en disent des choses ces gens-là. Qu'il est triste de voir un conscrit partir pour se battre dans cette armée-là. Oui mon amour, Su-chan est avec toi…
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Permissionnaires retournant dans leurs unités – Tokyo après le raid de Mars 1945
Des actes de vandalisme perturbent certaines usines et gares: rails bloqués, outillage cassé, etc. Mais l'expression du mécontentement se retrouve surtout sur des graffitis barbouillés sur des édifices publics, sur des bannières masquant partiellement les placards gouvernementaux, et même sur les locomotives. Les inscriptions sont souvent caustiques: L'État est aussi égoïste qu'un adolescent mal élevé. Ou encore: On n'a même pas de bas aux pieds et vous exigez que l'on travaille, travaille et travaille! Ou bien encore: les fermiers n'en peuvent plus à cause de la maudite guerre – vous nous volez! Je veux que l'on termine la guerre tout de suite!, etc. Puis, c'est le phénomène des lettres de menace anonymes envoyées au gouvernement, à l'État-major central et même au palais impérial. Certaines sont des appels au meurtre: débarrassez-nous de l'empereur et proclamez la république! Ou: quittons la Chine au plus vite! Une autre lettre, vraisemblablement écrite par un communiste, est lue à Tokyo par un petit émetteur clandestin: vous autres, habitants de Tokyo, êtes incroyablement stupides parce que vous vivez uniquement pour entretenir le petit moustachu qui habite une grosse maison au milieu de la ville. Révoltons-nous et tuons-le!
Durant le raid aérien meurtrier sur Tokyo en Mars 1945, l'animosité de la population envers les militaires dégénère en protestations verbales véhémentes. Une femme brûlée partiellement par le phosphore s'adresse à un groupe de soldats qui récupèrent les corps et leur crie: vous autres là-bas! Comment vous sentez-vous devant les victimes? Pouvez-vous même les regarder? Tout cela est arrivé à cause de vous, les maudits kakis!! D'autres militaires sont chahutés par des groupes de blessés qui leur crient: tout ça pour sauver votre régime! Bande de pourris!, etc. Malgré cette grogne populaire palpable, il n'y aura pas de révolte ou d'insurrection organisée. Globalement, la résistance japonaise à son gouvernement militariste n'a jamais été assez forte pour influer sur la guerre.
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Les civils quittent les villes bombardées
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L'hégémonie
Comme tous les belligérants qui espèrent refaçonner les territoires conquis au retour de la paix, le Japon a établi ses buts de guerre en leur intégrant une certaine passion idéaliste. Le projet hégémonique japonais n'est pas connu du grand public, car il est essentiellement pour usage interne: l'immense effort exigé pour conquérir la Chine, puis les succès militaires depuis Décembre 1941 font apparaître la faiblesse de l'argumentaire d'une guerre entreprise pour la survie de la nation – et cela pourrait exciter la curiosité des journalistes et politiciens qui ne font pas partie du gouvernement.
L'Empire japonais et la reconquête américaine
Nous savons que la zone conquise par le Mikado est trop grande pour être occupée et conservée longtemps par les effectifs militaires japonais, ce qui nécessite la collaboration – ou tout au moins la tolérance – des populations soumises. Le gouvernement essaie de séduire ces dernières par un "projet" qui se veut visionnaire:
• Ambitions économiques modérées + condamner le capitalisme occidental.
• Promotion d'un moralisme pan asiatique qui s'oppose à la cupidité occidentale.
L'Asie aux Asiatiques
L'hégémonie japonaise est difficile à définir. Selon la propagande officielle, la guerre doit chasser les dominations coloniales imposées par les puissances occidentales. Le Japon se présente comme le paravent protecteur des peuples asiatiques autant contre le colonialisme que contre le communisme jugé dangereux pour leurs valeurs traditionnelles. Cependant, les Nippons veillent à ne pas briser la neutralité de l'URSS dans l'action de leur propagande. Finalement, ils remarquent que l'opportunisme de l'alliance avec les autres pays de l'Axe n'est pas facile à justifier dans un projet hégémonique asiatique. Le rôle de l'Allemagne sera complémentaire aux actions et politiques japonaises.
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Manifestation pro-allemande à Tokyo en 1940 – Matsuoka à Berlin en 1940
Le Japon en guerre souffre non seulement de problèmes de légitimité mais également de l'ignorance qu'ont ses dirigeants des peuples asiatiques dont ils convoitent les richesses. En examinant cette problématique, nous observons que le Japon s'est surtout intéressé à la Chine par tradition culturelle ainsi que pour des raisons économiques et militaires. Le gouvernement et les fonctionnaires ne connaissent pas les habitants de l'Asie du Sud et du Sud-Est et ne savent pas comment les racoler pour arrimer leurs intérêts aux leurs. Les sociétés patriotiques japonaises de l'entre-deux guerres n'ont développé aucun contact avec les affairistes indochinois. En fait, le Mikado ne prend même pas la peine de palper le pouls des populations qu'il veut "libérer", avec pour conséquence que "l'Asie aux Asiatiques" ne sera rien d'autre d'un slogan mignon, mais vide de sens concret. L'exemple philippin est très révélateur: là-bas, la cause japonaise était déjà perdue d'avance car il n'existe aucune minorité japonaise dans cet archipel pour la "vendre" aux Philippins.
Son approche politique
La politique japonaise s'articule sur deux pôles distincts:
a) La logique culturelle – Les thèmes remontent à la guerre russo-japonaise: faire évoluer le pays dans l'action
b) La rencontre des nationalismes – Une situation qui force le Japon à improviser dans des conditions d'urgence croissante
Le Japon réfléchit activement sur sa politique extérieure depuis 1937. Celle-ci ne s'intéresse pas à la propagande mais pose des questions qui nécessitent une prise de décision. Le premier ministre de l'époque, le prince Konoye (ci-contre), qui est tout le contraire d'un imbécile, s'était entouré de spécialistes brillants, d'économistes, de juristes et de politologues, mais ces derniers n'arrivent pas à établir une approche géopolitique crédible. Lorsque le Japon déclare la guerre à la Chine en 1937, Konoye constate que les succès militaires japonais (voir dossier la Chine et le Japon) et l'absence de conclusion qui en résulte prouvent que le sort de la Chine conditionne celui du Japon. Les dirigeants japonais n'ont aucune idée cohérente sur la manière de traiter cette question… En plus de consommer les ressources naturelles par ses conquêtes, le Japon veut dominer en Asie, mais comment concilier de but avec celui d'émanciper les Asiatiques? Les populations de l'Asie comprennent rapidement que le Mikado désire remplacer la colonisation européenne par sa propre férule sans pour autant qu'elles aient leur mot à dire dans la création d'un ordre nouveau en Asie. Le projet hégémonique japonais portera plusieurs noms: le "Nouvel Ordre de l'Asie Orientale" (1938); la "Sphère de Co-Prospérité de la Grande Asie" (1940); le "Ministère de la Grande Asie" (1943), etc. Tous ces efforts témoignent de la continuité de l'idée de décolonisation comme prétexte pour justifier une expansion militaire.
Slogan anti-japonais imprimé sur la monnaie japonaise aux Philippines
Lorsque le général Tojo devient premier ministre en 1941, il est clair que la coopération ne doit pas porter atteinte au rôle de guide que veut s'attribuer le Japon. Sur le plan économique, cet ordre asiatique, quelque soit son enrobage, doit conduire à la création d'une communauté sans exploitation par la nation la plus industrialisée. Sur le plan politique, il s'agit pour Tojo de convaincre non seulement la population chinoise, mais également les unités japonaises en Chine. Ce ne sera pas le cas et tout cela n'a resté que des vœux pieux. Pour le Japon, la devise réelle en Asie est: moi d'abord – et en cela, le Mandchoukouo en est le meilleur exemple: un territoire complètement vassalisé où les populations sont traitées comme de quasi-esclaves et les nouveaux colons japonais sont laissés dans une certaine indifférence – sauf s'ils ont du cash... Quant au reste, le projet japonais est trop embryonnaire et nébuleux aux yeux de la jeunesse chinoise (dont le ralliement est capital) et il n'intéresse pas les dirigeants du Kuomingtang. Les Chinois, souvent brutalisés, sont les premiers à se demander quelle serait leur place au sein d'un tel projet libérateur – surtout après le massacre de Nankin… Aussi longtemps qu'une résistance militaire se poursuit en Chine, il sera impossible d'espérer une sorte d'union en Asie. La Chine va continuer à tenir tête au Japon et remet son sort militaire entre les mains des Anglo-Américains.
D'ailleurs, l'idée d'une supposée complémentarité entre la Chine et le Japon ainsi que la critique du capitalisme ne peuvent séduire la majorité des gradés de l'armée japonaise (celle basée au Kwangtung faisait sa propre loi depuis longtemps..) que dans la mesure où leur dirigisme leur donnera un meilleur contrôle de la production dans les régions occupées – ainsi que de petits à-côtés matériels. En revanche, la coopération oblige également un partage des pouvoirs entre Chinois et Japonais, entre civils et militaires – ne serait-ce que pour faire baisser la tension et créer un climat de confiance – et c'est précisément ce que refusent la plupart des officiers nippons, alléguant des raisons de "sécurité militaire". L'armée ne veut rien savoir de tout ce charabia. En Corée et à Formose, la décolonisation va de pair avec l'industrialisation. L'administration de ces territoires est soumise à l'armée japonaise qui va cogner sur ces populations en leur imposant une politique d'assimilation accélérée qui vise à couper les colonisés de leurs racines culturelles, et impose l'usage exclusif de la langue japonaise. Cela n'est pas de bon augure, non seulement pour rallier les "libérés" formosans et coréens mais pour séduire les autres populations asiatiques qui les regardent licher les bottes des Japs. L'hégémonie japonaise naissante était déjà condamnée parce qu'elle nie aussi bien l'égalité des droits que l'autonomie politique des régions occupées. Au fur et à mesure que le Japon s'enlisera dans la guerre, le slogan d'une Asie aux Asiatiques deviendra une fumisterie.
Nouveaux nationalismes
Les attaques japonaises de 1941-42 mobilisent non seulement des forces militaires mais aussi les pouvoirs civils et intellectuels japonais contre les puissances occidentales. Aux yeux des populations indochinoises et indonésiennes ébahies, la réussite de l'hégémonie japonaise dépend de deux éléments:
1- La recherche des preuves de la supériorité du Japon comme acteur asiatique
2- La recherche de l'indépendance dans les anciennes colonies asiatiques.
En risquant un parallèle étonnant, nous pouvons raisonnablement affirmer que la situation du Japon en Asie ressemble à bien des égards à celle des États-Unis durant la guerre en Irak. Dans les deux cas, les projets hégémoniques sont conçus comme des entreprises de longue durée:
a) Les Américains veulent conquérir et "refaire" une région riche et convoitée.
b) Les Japonais veulent "remodeler" l'Asie et l'exploiter à son profit.
Même sans y ajouter les contraintes et violences inhérentes à la guerre, les pays dits libérés de la colonisation par des forces armées sont aussi des pays qu'elles occupent – les obstacles sont nombreux:
La langue – A l'exception de l'Indochine où les autorités françaises restent en place jusqu'en Mars 1945, l'anglais est la langue dominante dans tout l'Asie du Sud-Est. Les occupants japonais n'ont ni le personnel enseignant ni le temps requis pour imposer la langue japonaise. Néanmoins, les langues régionales comme le birman, le malais et le tagalog commencent à se manifester dès la défaite des Américains et des Britanniques. A l'époque, ces langues n'avaient aucun statut international. Faute d'utiliser le japonais comme langue commune, ce sera en anglais qu'auront lieu les discussions entre les délégations asiatiques des pays "libérés" lors de la Conférence de Tokyo en Novembre 1943, présidée par le premier ministre Tojo.
Recherche de valeurs communes – c'est-à-dire trouver un dénominateur commun minimal sur le plan culturel qui soit accepté autant par les Chinois que par les Birmans, les Malais et les Philippins. Un grand débat culturel s'ouvre au Japon sur les mérites respectifs de la force culturelle asiatique versus le matérialisme occidental avec ses connaissances universelles. Les intellos japonais se creusent les méninges en recherchant les signes avant-coureurs de la modernité dans la pensée traditionnelle japonaise. D'autres imaginent un "dépassement de la modernité" qui pourrait permettre de séparer le progrès technique de l'influence occidentale décadente. Le problème dans tout ce "brain storming" c'est que cette polémique laisse les chefs nationalistes asiatiques indifférents; car, ces derniers préfèrent raisonner politiquement en termes occidentaux – libéralisme vs communisme – afin de se dégager définitivement du colonialisme occidental. Le culte shinto n'est pas amusant et n'amuse ni les Indiens de Bose ni les Philippins. Quant à l'ancien culte du Bushido et le militarisme qui s'en réclame, les Asiatiques à libérer veulent le tenir à bout de bras… La connexion culturelle et politique avec le Japon ne se fait pas.
Diversités religieuses et ethniques – Elles paraissent insolubles pour les administrateurs japonais. Ces derniers sont obligés de faire preuve de prudence sur le terrain pour s'éviter des difficultés sur le terrain. L'Islam leur apparaît imprévisible, tout comme les minorités chinoises et indiennes en Malaisie. L'Inde leur est trop mystérieux pour s'y vautrer; de toute manière, elle apparaît hors d'atteinte faute de moyens et d'un projet politique alternatif. En fait, la culture japonaise est historiquement centrée sur elle-même n'est pas préparée à s'ouvrir et composer avec des entités multiculturelles – et en temps de guerre, par-dessus le marché…
Incompétence économique – le Japon est incapable d'être le moteur des échanges économiques en Asie du Sud et du Sud-Est et, de ce fait, remplacer les anciennes puissances coloniales occidentales. Les Japonais ne peuvent faire des affaires avec les populations conquises car ils manquent de devises fortes pour transiger avec leurs clients. Les populations asiatiques constatent que les vainqueurs nippons sont des conquérants sans argent. Le Japon ne s'intéresse pas à leur sort mais à des matières premières qui ne donnent pas lieu à un commerce. Il en est de même pour le riz qui est non pas acheté mais réquisitionné et consommé sur place. Les Américains avaient un vieux dicton qui remonte au XIXème siècle: pay cash, make friends. Assurément, les Japonais n'ont pas appris comment se faire des amis…
Tous ces obstacles empêchent l'organisation et la consolidation d'une hégémonie japonaise réussie en Asie. Il n'y a pas de projet politique à court terme et aucune stratégie militaire pour le soutenir. Certes, il y a la volonté d'exploiter les îles indonésiennes peu peuplées et riches en produits rares, tout comme renforcer les défenses de Singapour. Ailleurs, que faire avec l'Inde? Avec la Birmanie? Comment peuvent-ils marquer des points aux Philippines. Il en résulte des accrochages dans les territoires plutôt autarciques entre occupants et occupés.
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L'économie
Désormais, le Japon doit soutenir la guerre en système autarcique, non pas par choix mais absence de choix: son entrée en guerre plonge le pays dans un état de blocus, car il n'a ni neutres ni alliés avec lequel il puisse maintenir des échanges substantiels. Les dirigeants et fonctionnaires japonais doivent développer, extraire, et acheminer des ressources naturelles des zones conquises en pleine guerre – c'est-à-dire en faisant face à la surconsommation causée par les combats qu'à la vulnérabilité des routes maritimes. Si les stratèges militaires gouvernementaux sont à court d'idées précises sur quoi faire après les six premiers mois de guerre, les experts civils du Bureau de planification (Kikakuin) ont prévu des plans pour trois ans de conflit.
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Lancement d'un cargo japonais – Les cargos deviennent une cible privilégiée
Les points faibles sont le manque de cargos car une partie de la flotte marchande japonaise a été saisie sur la côte ouest des États-unis et en Australie, ainsi que le pétrole qui est le moyen essentiel de toute économie de guerre. Dans son exposé du 5 Novembre 1941 en présence de Hiro-Hito, le patron du Bureau de planification, le général Suzuki, est optimiste. Pour chaque prévision, ses fonctionnaires doivent tenir compte des stocks ou du tonnage existant, mesurer la consommation et la destruction, sans oublier la production de ce qui peut compenser ses dernières. Dans cette optique, le tonnage de navires de transport construits entre 1943-43 ne cessera d'augmenter, celui des navires coulés de décroître. Quant au pétrole, Suzuki croit que la situation ne sera pas critique car les production en provenance des Indes néérlandaises (4.5 millions de tonnes) s'élèvera à elle-seule à celle de la consommation (4.7 millions de tonnes) prévue pour 1943.
La situation pétrolière japonaise entre 1941 et 1943
Quant à la marine marchande, les fonctionnaires du BP prévoient perdre 1.7 millions de tonnes en trois ans de guerre, alors que les pertes réelles atteignent 7.9 millions. On s'aperçoit que la réalité va démentir complètement les prévisions du BP mais sans que la production elle-même soit en cause. Les origines de la crise économique japonaise sont ailleurs.
Les opérations militaires elles-mêmes en sont la première cause (voir opérations 1944). Durant la seule année 1941, les économistes et logisticiens japonais constatent que les offensives aéronavales exigent deux fois plus de pétrole que prévu. Par la suite, le glacis insulaire deviendra le tombeau de la marine marchande nipponne, avec l'épuisement rapide des stocks pétroliers et de cargos. Certaines matières premières comme la bauxite, le manganèse et le caoutchouc viennent à manquer. Cette situation entraîne la détérioration rapide des conditions de vie de la population japonaise. Le gouvernement réduit l'accès aux matériaux de construction et de rénovation pour immeubles, ponts et chaussées, à l'exception des voies ferrées autant insuffisantes que brinquebalantes. A partir de 1943, les civils japonais n'ont plus accès à de l'outillage neuf pour fins personnelles. Environ 30% de la production agricole est exportée pour nourrir les troupes – ce qui cause des problèmes dans certaines régions du Japon.
Comme dans les autres pays en guerre, les Japonais subissent des contraintes tant alimentaires que dans leur liberté de mouvement. Ils doivent se plier à l'inévitable rationnement qui est sévère. Les mouvements internes de fonds se réduisent car il y a de moins en moins de produits à acheter et même à troquer. Les marins et fusiliers-marins sont nourris au détriment des civils japonais, surtout dans les villes. Quant aux troupes stationnées en zones conquises, leur ravitaillement est n'est possible que pour les produits alimentaires: Java sert de grenier à riz pour le corps expéditionnaire nippon qui occupe cette région. L'approvisionnement provenant de pays conquis devient périlleux même au cœur du triangle colonial Formose-Corée-Mandchoukuo. Ainsi, le Japon est contraint de se replier sur lui-même. La seule alternative aurait été une délocalisation à grande échelle des industries militaires en Mandchourie – une entreprise qui dépasse largement les moyens logistiques d'un Japon en guerre.
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L'effort de guerre
En 1940, le Japon n'était pas le géant industriel que nous connaissons aujourd'hui, ce qui ne l'empêchait pas d'être la première puissance économique de l'Asie. En Décembre 1941, le Japon n'est que peu préparé à mener des opérations offensives contre ses adversaires, et ne pouvait pas mener une guerre de longue durée.
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Assemblage de chasseurs Ki-43 Oscar – Les ouvriers de chôment pas...
La production industrielle japonaise s'accroît entre 1940 et 1944. Tout comme chez les autres belligérants, l'année 1944 marque le sommet de la productivité dans l'industrie de guerre japonaise – soit 332% par rapport à la moyenne de 1940. Le nombre de véhicules et de camions atteint son maximum durant l'automne 1941. Il en est de même pour les chars et les obus d'artillerie au milieu de l'été 1942. La production de munitions de petit calibre et d'armes légères demeure élevée jusqu'au début de 1944. Pour ce qui est des constructions navales, les chantiers japonais abandonnent les cuirassé en 1942 pour privilégier les croiseurs rapides lancés en grand nombre jusqu'en 1944. L'activité militaire dans le secteur industriel lourd chute rapidement durant l'été 1944 à cause du manque d'acier. La Marine impériale ne recevra que des submersibles et quelques patrouilleurs côtiers.
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Assemblage d'hydravions à l'usine Kawanishi – Collecte d'argenterie…
Tout ce qui peut se métalliser et s'estamper est utilisé pour produire des armements. Des cueillettes sont organisées par les autorités régionales pour récupérer de la ferraille et des objets métalliques. Des familles donnent leurs articles en fer-blanc et leur argenterie (ci-haut). Ainsi, avec un espace industriel inférieur à celui de l'URSS et des Etats-Unis, les avionneurs japonais augmentent leur production mensuelle de 628% durant la seule année 1941. Celle des chantiers navals atteint 528% pour les navires de guerre et 508% pour les cargos. Le taux de production du matériel pour l'armée de terre passe de 60% en 1940 à 274% en 1943. A la fin de 1944, les stocks d'acier ne seront utilisés que pour produire des petits pétroliers à cause du besoin criant en pétrole. La production domestique est réduite des ¾ et le gouvernement oblige les fabricants d'objets ménagers à utiliser le bois au lieu du métal.
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Des écoliers produisent des plats en bois – Entretien et réalésage de moteurs d'avions
De Septembre 1944 à Juin 1945, les submersibles américains coulent la majorité des cargos japonais qui transportent les matières premières vers le Japon. De surcroît, les raids aériens américains détruisent une grande partie des usines d'armements, ce qui occasionne une baisse mensuelle de 66% par rapport au printemps 1944. Comme les bombardements tuent un grand nombre de civils, l'industrie nipponne manque de main-d'œuvre spécialisée et les ouvriers encore productifs s'épuisent rapidement au travail – d'où une forte proportion d'absentéisme. Le raccommodage et la réparation d'avions baisse à cause du manque de métaux, ce qui oblige les avionneurs à modifier la conception des fuselages et la position des moteurs – avec des résultats désastreux. En 1941, la main-d'œuvre japonaise est entièrement composée de travailleurs adultes. En Mars 1944, plus de la moitié de cette main-d'œuvre est composée de femmes, d'enfants et de Coréens. La diminution rapide de la main-d'œuvre spécialisée masculine n'est pas causée par les bombardements ennemis mais par leur conscription dans l'armée. Deux autres facteurs importants expliquent la baisse rapide de la production durant l'année 1945:
1- la grande centralisation des complexes industriels japonais.
2- la faiblesse de son réseau ferroviaire qui nuit à la dispersion industrielle.
Conséquemment, les sites industriels japonais sont plus faciles à bombarder, car il est impossible de délocaliser un chantier naval ou une chaîne de montage de chars. Le Japon n'a pas la superficie de l'URSS pour relocaliser des usines dites stratégiques. N'empêche que les avionneurs japonais vont tout de même réaliser le tour de force de disperser près de la moitié de leur production de moteurs et d'hélices, mais leurs usines d'assemblage ne fonctionneront plus qu'au quart de leur capacité. Plusieurs petites usines relocalisées et mal camouflées sont rapidement détruites par l'aviation américaine. C'est le cas des fabricants de radars et d'équipements radiophoniques.
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Le port de Yokohama, vu d'un P-38 américain – Une usine ne se déplace pas facilement...
Choix stratégique
Rappelons que l'USAAF a pour priorité stratégique de pratiquer la même politique de bombardement stratégique qu'en Allemagne nazie: cibler les villes, les ports, les chantiers navals, les arsenaux, ainsi que l'infrastructure de transport afin de terroriser la population et imposer la paralysie économique du pays. Fait à noter, les complexes industriels lourds japonais seront, globalement, que peu bombardés durant la guerre – à l'exception des usines qui produisent des moteurs d'avions. Il s'agissait pour les Américains de ménager les noyaux industriels – et les industriels eux-mêmes – jugés indispensables pour la mainmise politique et la reconstruction économique du Japon sous l'éventuelle occupation américaine.
Peu d'innovations
L'un des aspects les plus curieux de l'effort de guerre japonais a été la faible importance accordée à la recherche militaire. La plupart des armes et matériels utilisés par les forces armées nippones étaient les mêmes que celles utilisées en 1940 – ou des améliorations de celles-ci. Le Japon avait acheté plusieurs licences de brevets étrangers pour produire des versions d'armes modernes, notamment chez Bofors, BMW et CZ. Un char PZKW-V allemand a été acquis en Novembre 1943 pour fins d'études. L'équipement radar et de détection anti sous-marine est acheté en Allemagne. L'allié nazi hésite à lui fournir directement du matériel militaire. En 1943, deux submersibles de Type XIC ont été transférés à la marine japonaise. Cependant, l'industrie nippone a copié plusieurs esquisses d'armes étrangères – principalement des modèles américains et allemands. Mais la production d'armes copiées est modeste et arrive trop tardivement pour avoir un impact tactique notable.
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Le chasseur Nakajima J9Y ne sera pas à la hauteur des espérances – L'intercepteur J7W1
Au printemps 1945, un avionneur japonais construit un chasseur bi-réacté inspiré du Me-262 allemand: le J9Y, produit par la firme Nakajima. Le 7 Juillet 1945, le prototype a fait deux vols d'essai avant de s'écraser. Un bombardier stratégique quadrimoteur est également mis au point juste à temps pour être capturé intact dans son hangar. En revanche, un intercepteur rapide, le J7W1, capable de se frotter aux bombardiers B-29 et chasseurs P-51 américains est testé avec succès, mais il arrive trop tard pour entrer en service.
Les femmes
Rien n'est plus triste que d'être né femme au Japon, dit l'adage populaire. Le rôle de la femme japonaise dans cette société traditionnelle isolée est de tenir maison et de faire des enfants. Mais comme dans tous les pays belligérants, la force de travail féminine est mobilisée pour occuper les emplois laissés vacants par les hommes partis outre-mer. Dans les campagnes, les femmes travaillaient aux champs avec leurs hommes, mais c'est à elles maintenant qu'incombe la responsabilité d'exploiter les fermes et d'acheminer les produits agricoles vers les villes. Les femmes sont présentes dans toutes les sphères d'activité de production: l'entretien des voies ferrées et des routes, l'assemblage de camions, opèrent de la machinerie lourde dans les chantiers navals, fabriquent des postes de radio, travaillent dans le textile, servent comme infirmières, opèrent des dispensaires pharmaceutiques, et vont jusqu'à piocher dans les mines de charbon. La diète quotidienne des travailleuses est pauvre: un bol de soupe avec trois fèves, une pincée de riz et un fruit – tout cela pour 11 heures de travail.
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Affiche gouvernementale sur le travail féminin – Ouvrières au travail
Les femmes urbaines sont mobilisées en régiments de corvées et astreintes à de longues heures de travail, ce qui bouleverse leur mode de vie. Toutes les jeunes filles de 11 à 15 ans en bonne santé étaient sujettes à la conscription. Les femmes mariées étaient également encouragées à participer aux corvées. Environ 4 millions de femmes travaillent pour l'effort de guerre. L'apprentissage de métiers va non seulement leur donner de nouvelles compétences, mais préparer leur émancipation. Comme les rations alimentaires sont insuffisantes, les travailleuses doivent potager afin d'obtenir un supplément alimentaire minimal. Il est surprenant de constater que l'industrie japonaise a su s'ajuster aux nécessités de former et d'utiliser la main-d'œuvre féminine et cela sans trop de frictions. Le gouvernement ne lésine pas à sensibiliser les industriels sur la mise en valeur de l'énergie résolue des "honorables discrètes" dans leurs chantiers et usines. L'empereur Hiro-Hito écrit des proclamations à leur égard, et déclare que leur contribution est vitale pour la victoire. Sauf qu'en 1944, il n'est plus question de victoire, mais plutôt de survie nationale.
A partir de l'été 1944, la situation alimentaire et économique dans les villes japonaises est critique, non pas à cause des bombardements qui n'ont pas vraiment commencé, mais à cause d'une situation générale de pénurie. Il n'y a plus assez de pétrole pour les civils et très peu pour l'industrie; ce qui reste est alloué aux forces armées. La ration quotidienne établie à 1500 calories par jour n'est pas atteinte. Pendant que ruraux et villageois ont une diète à peu près normale, les urbains sont menacés par la famine.
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Du vainqueur à vaincu
Le passage psychologique de l'état de vainqueur à celui de vaincu est le fruit d'une érosion qui s'amorce avec la perte de l'archipel des Mariannes en Juillet 1944, et le suicide de l'amiral Naguo, et le début des bombardements des grandes villes japonaises, jusqu'aux conquêtes d'Iwo Jima et d'Okinawa au début de l'été 1945. Cette érosion va laminer un dirigeant après l'autre et une institution à la fois. Le rapport de force gouvernemental se modifie, et le pouvoir passe progressivement des militaires aux civils. La perte de Saipan (25,000 tués) cause la chute du gouvernement Tojo et son remplacement par une coalition informelle de civils (ou jushin) dirigée par le premier ministre Koiso. L'ennui, est que cette coalition n'est pas une autorité reconnue par la constitution japonaise, ce qui signifie que ses membres n'auront pas accès aux archives et dossiers gouvernementaux pour gérer le pays. En conséquence, le gouvernement Koiso cherche de nouveaux moyens pour rivaliser avec les militaires.
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Bombardiers japonais détruits à Saipan – Le premier ministre Koiso
C'est le spectre de la défaite qui favorise le retour des civils dans la politique japonaise. Pour la plupart des membres du gouvernement Koiso, la guerre est irrémédiablement perdue et il est impératif de rechercher une paix négociée. Mais, que peuvent-ils faire? Les amiraux et généraux conservent leur jusqu'au-boutisme et le font savoir à Koiso. Le nouveau premier ministre sait très bien qu'il sera assassiné s'il s'évertue de parler de paix à l'empereur. Le jushin ne peut rivaliser avec l'influence toxique des sociétés patriotiques sur lesquelles reposent le pouvoir politique des militaires. Mais il est en mesure seulement d'influer sur les commandants de théâtres d'opérations, ce qui va partiellement court-circuiter l'administration militaire centrale. Le gouvernement Koiso étudie les moyens de négocier la paix. Le premier point qui fait l'unanimité du cabinet est que le Japon doit conserver son empereur. Les dirigeants industriels japonais étaient déjà disposés à capituler dès l'automne 1944 – n'eut été du radicalisme aveugle des militaires. Si les Alliés acceptent de préserver le poste de l'empereur, les Japonais cesseraient de résister; certains diplomates du Département d'État américain le savent. Au moment où les B-29 réduisent les villes en cendres, le Japon veut faire de cette première condition la pierre angulaire de leur capitulation. En revanche, d'autres membres du comité veulent sacrifier l'empereur comme prix à payer pour signer la paix. A Washington, Truman et son secrétaire d'État Stimson sont disposés à accepter cette condition.
La fin
Koiso démissionne le 2 Avril 1945. A ce moment la situation militaire est devenue critique pour le Japon, comme le témoigne le diplomate Kase (ci-contre). Son cabinet essaie de négocier avec les Alliés et Tchang Kai-Chek, mais sans succès. Koiso est remplacé par l'amiral Suzuki et assermenté le jour même où le cuirassé géant Yamato est coulé. C'est la première fois qu'un amiral est nommé premier ministre et la nomination de ce héros de la guerre russo-japonaise fait l'unanimité dans l'opinion publique japonaise. Suzuki est une sorte de Koutouzov nippon qui est plus à l'aise dans la gestion du présent que dans la rhétorique nationaliste. L'ennui, c'est qu'il est trop âgé et vénérable pour être le leader d'un pays en guerre. Cependant, le choix de Suzuki démontre que la faction pacifiste commence à prédominer dans le gouvernement. Le 8 Mai, le Japon perd son allié allemand qui se rend à Reims et Berlin. Suzuki réunit son cabinet dès le lendemain, et ce dernier se résigne à poursuivre la guerre. Mais le cabinet déclare que le Japon est libéré du Pacte tripartite. Cela ne signifie pas grand-chose, car le gouvernement japonais sait que les Alliés peuvent transférer des forces plus importantes dans le Pacifique et que l'URSS songe à entrer en guerre. Après la mort de Roosevelt, les choses deviennent plus difficiles pour le gouvernement Suzuki. Selon du diplomate Kase, la situation militaire était tellement déplorable qu'il était clair que le Japon était rendu "au bout de son rouleau". Suzuki le sait mais il ne lui sera plus possible de se dégager de l'impasse militaire, pour deux raisons:
1- Historiquement, la diplomatie japonaise n'a jamais été flexible depuis la fin du XIXème siècle.
2- Les Etats-Unis sont convaincu que la reddition sans condition est la seule politique applicable dans le contexte de la guerre. Truman est très clair à ce sujet.
Les Japonais n'ont plus accès à des pays tiers pour approcher les Alliés, malgré leur tentative d'agir via la Suède. Ils sont convaincus qu'une paix négociée est à portée de main. Les Japs essaient d'obtenir l'aide de l'URSS, et le ministre des affaires étrangères, Togo, est informé que Staline se prépare à abroger le traité de neutralité entre les deux pays et câble le message suivant à son ambassadeur, Sato, à Moscou: vous devez, coûte que coûte, exiger une audience immédiate auprès de Molotov. Mais ce dernier préfère traiter avec l'ambassadeur chinois. Pendant que la diplomatie japonaise étudie les avenues d'une paix négociée, l'État-major général met la dernière main à ses plans défensifs pour repousser une invasion américaine de l'archipel nippon. Les généraux veulent ainsi infliger des pertes massives aux Américains, de manière à se négocier une sorte de "paix des braves" avec les Alliés.
Potsdam or not Potsdam
A Potsdam, le 26 Juillet 1945, les Alliés ont de nouveau présenté au Japon leur ultimatum exigeant une reddition sans conditions. Tokyo a reçu les clauses par radio. Suzuki est informé que les Alliés veulent éliminer le leadership militaire japonais; que le Japon va perdre son empire maritime; que les criminels de guerre seront jugés et que le Japon sera occupé militairement. La réponse de Suzuki vint par le biais d'une conférence de presse internationale tenue entièrement en japonais, et elle fut à l'image de l'homme: ambiguë, douteuse et molle. En gros, il préfère ne pas de prononcer. Les Alliés ont interprété les hésitations mielleuses du premier ministre comme de la mauvaise foi de sa part, et affichèrent un mépris ouvert à l'égard du gouvernement nippon. Peu d'Américains avaient les connaissances diplomatiques et linguistiques nécessaires pour interpréter correctement les propos de Suzuki. Ce dernier veut mettre fin à la guerre moyennant des arrangements avec les Alliés. Mais à Washington, la conférence de presse est interprétée comme un signal pour lancer la bombe atomique. En privé, les dirigeants japonais et les industriels sont très inquiets.
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L'explosion nucléaire sur Nagasaki
Puis, ce fut le lâcher des deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. Devant ce spectacle destructif, Truman affirme que l'arme nucléaire est the greatest thing in history. Pour les deux prochains mois, tous les gestes de son administration seront dictés par le nucléaire, et il en sera de même pour Suzuki. A Tokyo, Hiro-Hito est informé que l'ennemi a utilisé à deux reprises une arme terrible capable de rayer une ville entière par une seule explosion. Il sait que c'est la fin, mais le gouvernement ne sait pas encore quelle est la véritable nature de cette nouvelle arme alliée. Il ne faut pas oublier que les Japonais sont habitués aux destructions de leurs grandes villes; à leurs yeux, Hiroshima et Nagasaki ne sont que deux épreuves supplémentaires dans leur désespoir quotidien. Ce seront les effets des radiations sur les populations ciblées qui vont faire capituler le gouvernement.
La reddition
Les étapes qui vont mener à la reddition du Japon sont intéressantes à étudier pour un historien. Elles démontrent que la capitulation du 9 Août va se muer en une reddition négociée avec non pas une alliance militaire, mais une seule puissance conquérante et occupante. La personnalité qui va dominer les derniers débats sur la reddition est Hiro-Hito lui-même. Sur le plan historique, il est ironique de constater que le sort du pays dépend de son égérie. Il est une sorte de George VI japonais car il n'a que très peu de pouvoir politique réel – ce qui est très frustrant pour une homme qui a tout fait pour ne pas compromettre directement la monarchie dans l'histoire tourmentée de son pays. Hiro-Hito a toujours respecté la constitution et n'a jamais tourmenté les politiciens japonais. Il n'en n'a que faire de la politique militariste qui a conduit le Japon aux genoux des Etats-Unis. Il n'a exprimé aucune vexation devant les défaites japonaises – avant l'explosion des deux bombes atomiques. Le 9 Août, Hiro-Hito presse son gouvernement de capituler.
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Hiro-Hito avec son état-major général – le cabinet Suzuki n'a aucune marge de manoeuvre
L'empereur sait qu'une éventuelle occupation américaine sera plus facile si le conquérant parle en son nom. Truman demeure tiède à cette condition, mais il répond favorablement au gouvernement Suzuki sans toutefois nommer l'empereur. Dès lors, il apparaît évident que le poste de l'empereur sera préservé. Le 13 Août 1945, les dirigeants japonais se réunissent dans deux meetings au palais impérial – le premier entre l'empereur et son état-major général, et le second avec le gouvernement Suzuki. L'atmosphère est formelle et sombre. Tous portaient l'uniforme ou des vestons à queue de pie d'avant-guerre. Le plus hagard d'entre eux était Hiro-Hito lui-même. Lors de la première réunion avec les militaires, les hauts gradés ont si peur de se déshonorer devant le "divin" qu'aucune décision n'est prise quant à la capitulation. Durant la seconde, Suzuki recueille l'appui unanime du cabinet en demandant à l'empereur de décider personnellement de ce qu'il faut faire. C'est à ce moment que le ministre des affaires étrangères Togo et son adjoint Kase présentent officiellement le message de Truman et le détail de la déclaration de Potsdam à Hiro-Hito (ci-contre). L'empereur rétorque que: nous sommes prêts à endurer ce qui n'est plus endurable. Cette parole fait office de proclamation impériale pour capituler.
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A Tokyo, la population écoute le discours de Hiro-Hito
Quelques jours plus tôt – le 8 Août – l'Armée rouge attaque les positions japonaises en Mandchourie (voir opérations 1945). Le 14, Hiro-Hito fait savoir à Truman qu'il accepte la déclaration de Potsdam. L'État-major général est stupéfait de cette nouvelle, et des militaires sont tourmentés quant à l'idée de désobéir à l'empereur. Dans la nuit du 14 au 15 Août, un mélodrame va se jouer dans les corridors du palais impérial: une conspiration qui va rapidement échouer (voir séquelles). Le discours de Hiro-Hito est diffusé par radio et par haut-parleurs à Tokyo et dans les grandes villes. La population japonaise entend la voix de son empereur pour la première fois; elle est sidérée par le ton doucereux de celui qui s'excuse publiquement d'avoir conduit le Japon de la gloire à la défaite. Les gens se groupent et pleurent en silence. Des fonctionnaires se suicident dans leurs bureaux. Des officiers se font hara-kiri. Certaines personnes sont terrorisés devant l'énormité de la défaite, mais la plupart sont soulagées d'être arrachées aux griffes des militaires. La population japonaise va faire preuve d'un sang-froid et d'une sérénité qui étonnent les journalistes occidentaux. Soudainement, les Américains cessent d'être perçus comme des barbares, à cause de la supériorité incontestable de leur victoire.
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